L'AUTOMOBILISME DE DEMAIN
Par BAUDRY DE SAUNIER
Histoire de l'E85 / Superéthanol du XIXe siècle à nos jours
On cherche à remplacer le pétrole depuis un siècle
Interrogations, dans une série d'article sur l'automobile en 1919, sur les carburants du futur face à la pénurie et la cherté du pétrole.
La voiture électrique très prometteuse a été descendue par la critique et boudée par le public (autonomie et temps de rechargement)
La voiture à vapeur se fait de plus en plus rare car moins pratique (temps de chauffe, ravitaillement) et demande deux fois plus d'énergie pour fonctionner que les moteurs tonnants.
Thème d'actualité en 1919 et en 2019. Il ne manque qu'un paragraphe sur le gasoil à ces articles.
Et biensur, pas de considérations écologiques au siècle dernier.
Voiture Française modèle 1919 (André Citroën) |
L'ESSENCE
L'essence minérale qui actuellement sert de combustible à presque tous nos moteurs (c'est elle, la même, qui brûle dans les lampes d'éclairage domestique) est extraite, je le rappelle, d'un liquide jaunâtre qui gît dans le sol de certaines contrées, qu'on nomme le naphte, et qu'on distille ..., comme on distillerait du vin par exemple pour en tirer de l'alcool. L'essence se dégage dans l'opération dès que la température du naphte atteint 75° environ.
De ce liquide également on extrait deux autres combustibles principaux, le pétrole, si employé dans la vie domestique, et les huiles lourdes consommées par l'industrie. De lui encore on obtient un lubrifiant précieux, l'huile minérale de graissage qu'emploient les machines fonctionnant à températures élevées, nos propres moteurs précisément. (Ces hautes températures dissocient toutes les huiles végétales ou animales, sauf l'huile de ricin).
Observons ici que, ces produits formant un tout a la sortie du puits, la vente de chacun d'eux doit aller d'accord avec celle de ses conjoints : le propriétaire d'un gisement ne peut donc extraire du naphte pour n'en tirer que de l'essence, car il ne saurait que faire de son pétrole et de ses huiles.
Or il se trouve que le pays le plus grand producteur de l'essence, les Etats-Unis d'Amérique, en est aussi le plus grand consommateur. De 500.000 environ en 1913, le nombre des automobiles, dans l'Amérique du Nord. seule, est passé aujourd'hui à 5.945.000 en circulation (recensement du 1er décembre 1918). Si bien qu'aujourd'hui les Etats-Unis, en vertu du principe de la charité bien ordonnée, absorbent sur place les 3 /4 de l'essence qui sort de leurs puits. Encore sont-ils bien loin d'avoir atteint le maximum des demandes que va faire leur pays pour les véhicules de plaisance ou d'utilité, pour les camions, les bateaux, les avions et les appareils de motoculture.
Bref, il reste, à la disposition du monde entier, et pour le moment, un quart de la production américaine en essence. Pouvons-nous espérer de gros arrivages des autres régions pétrolifères ?
La Russie, même pacifiée, n'est pas un fournisseur important : parce que son naphte n'est pas identique à celui de l'Amérique qui contient jusqu'à 10 % d'essence, et n'en renferme guère que 3 %. La Roumanie et la Galicie, producteurs moyens, consomment sur place leur liquide ou l'exportent dans les pays voisins. Quant aux gisements d'Alsace, ils ne nous donneront qu'un bien faible secours puisqu'on estime qu'ils ne nous fourniront pas plus que 2 % de l'essence nécessaire à la France.
D'autres contrées renferment de l'essence, mais en quantité trop faible pour qu'elles interviennent efficacement dans cet énorme problème.
Que faire ?
ON EN VOIT LA VALEUR AUJOURD'HUI.
D'abord les pays pétrolifères ont commencé à changer de coutumes ; alors que le précieux liquide nous arrivait en France, du fond de l'Amérique, après des transbordements nombreux, et malgré la taxe si dure de 10 centimes par litre pour droit d'entrée, au prix infime de 25 à 30 centimes, tous les intéressés depuis 1910 se sont mis aux aguets sur l'essence. Il n'est plus aujourd'hui de produit plus surveillé, pas qui bénéficie de plus de procédés de recherche. En Amérique d'ailleurs, de 13 centimes en 1914, l'essence est passée à 32 en 1918.
ELLE EST DE PLUS EN PLUS LOURDE.
Il était indiqué qu'on cherchât d'abord à étendre la signification du mot essence. Aux environs de 1900, était déclaré indigne de ce nom léger tout liquide qui pesait plus de 680 grammes au litre; peu à peu on est arrivé à tolérer le 700, le 720 ; aujourd'hui, les voitures consomment des essences de 780 grammes, dans des carburateurs à pulvérisation qui ont pour charge d'en briser les molécules. On s'achemine ainsi vers le pétrole qui, bien que des différences de constitution autres que la densité le séparent de l'essence proprement dite, pèse environ 850 grammes au litre.
LE CRACKING.
De même il était logique qu'on se demandât si l'on ne pourrait pas transformer en essence certains éléments du naphte que la distillation ne dégage pas. Par un procédé dit de « craking », dû à la science française, on parvient aujourd'hui à extraire de l'essence des résidus épais de la distillation du naphte. Le cracking pourrait, parait-il, nous fournir de l'essence en quantités illimitées.
Manquerons-nous d'essence ?
Nous avons vu que l'essence obtenue de la distillation classique du naphte ne parvient aujourd'hui qu'à couvrir assez difficilement nos besoins et qu'assurément elle ne correspondra pas demain aux demandes énormes de l'automobilisme triomphant. Nous avons vu que le craking, auquel il faut adjoindre la catalyse, arrive à notre secours de façon décisive
L'ESSENCE DE SCHISTE.
Par des moyens analogues, on obtient de l'essence d'une substance bitumineuse noirâtre qu'on trouve par plaques ou schistes dans le sol. Leur distillation fournit une huile minérale nommée "boghead" ou naphto-schiste, origine de ce nouveau combustible.
La question intéresse directement notre pays puisqu'il possède d'importants gisements de schistes bitumineux, notamment dans les environs d'Autun, jadis exploités pour la production du gaz dit naturel.
L'ESSENCE DE GAZ NATUREL.
Quelques mots sur le gaz naturel, loin de nous éloigner de l'essence, nous rapprochent au contraire d'une solution qui peut nous en fournir beaucoup. Aux Etats-Unis le gaz naturel, celui qui sort de terre sans que l'homme ait pour l'utiliser d'autre effort à produire que de le capter, est si abondant que des cités entières sont par lui éclairées et chauffées, et que - détail authentique - le chiffre d'affaires qu'il provoque est exactement égal à celui du pétrole !
Les prix élevés de l'essence ont permis d'appliquer à la recherche de ce carburant le procédé, onéreux cependant, qui consiste à comprimer et condenser le gaz, à le dissoudre dans de l'huile minérale, et à en extraire ensuite par distillation la gazoline (essence légère). De jour en jour cette industrie nouvelle progresse.
Elle sera probablement l'un des facteurs aussi de notre quiétude.
LE BENZOL.
Voyons si l'essence ne pourrait tirer parti de quelque alliance ! Elle possède un concurrent — en même temps un ami, d'ailleurs moins brillamment doué qu'elle — sous les espèces d'un autre liquide qu'on nomme le benzol. C'est là un des nombreux sous-produits qu'on obtient lorsqu'on distille de la houille (charbon de terre) pour fabriquer soit du gaz d'éclairage, soit du coke.
Dans l'une ou l'autre opération on recueille à la fois des eaux ammoniacales d'une part, du goudron de l'autre. De ce goudron on tire — car la richesse chimique de la houille est prodigieuse - notre benzol, dit «essence légère de houille », de la naphtaline, de l'aniline, du phénol, etc.
Le benzol ne peut être facilement employé à l'état pur dans nos moteurs à explosion, parce qu'il est affligé : d'une densité trop élevée (840), d'où nécessité d'alourdir le flotteur du carburateur ; d'un point d'inflammation trop élevé aussi (+ 15°), d'où difficulté de mise en route, alors que l'essence s'enflamme même à - 17° ; d'un point de congélation trop élevé (- 7°), d'où solidification en hiver du liquide dans le réservoir et la tuyauterie, alors que l'essence exige plus de 100° au-dessous de zéro pour se prendre en masse ; enfin, mélangé d'air, il est affecté d'une détonation brisante, c'est-à-dire tellement rapide qu'elle compromet la solidité du moteur, ou qu'elle en exige le renforcement, c'est-à-dire l'alourdissement.
D'autre part, il est évident que le benzol, dont le prix est relativement bas, en temps normal tout au moins, pour la raison qu'il est encore peu demandé, deviendra fort coûteux lorsque les besoins de ses services augmenteront, parce que sa production est forcément limitée : une usine ne peut fabriquer de benzol qu'autant qu'elle a vente assurée pour le gaz et le coke qui sont nés en même temps que lui. Le benzol ne peut donc physiquement, ni ne doit logiquement, être consommé pur.
BENZOL-ESSENCE.
Mais il fait avec l'essence un fort bon mariage où disparaissent presque totalement ses principaux défauts. Ils forment à eux deux (25% d'essence) le « white-spirit ».
De plus il s'associe très heureusement à un autre liquide, l'alcool, que nos moteurs digéreront gaiement lorsqu'on leur aura donné une constitution appropriée.
L'ALCOOL.
Depuis presque l'origine des automobiles, on essaie de leur faire adopter l'alcool. L'alcool peut sortir de nos champs français, notamment par distillation de nos betteraves et de nos pommes de terre ; il est même fabriqué dans nos laboratoires, molécule par molécule, sous le nom d'alcool synthétique. Son adoption par la locomotion contribuerait à la fortune de notre pays.
Certes. Mais la Nature et la Régie se sont liguées contre ce liquide avec une sévérité qui, jusqu'ici, a toujours tenu l'automobile à l'écart de lui.
D'un côté, et pour ne parler que de son défaut physique majeur, la puissance disponible dans un litre d'alcool est à peu près la moitié de celle que renferme le même volume d'essence (5.500 calories environ au lieu de 10.000), ce qui oblige le constructeur à établir un moteur plus volumineux, plus lourd, plus coûteux, et le conducteur à emporter des charges de combustible presque doubles.
De l'autre côté, le coût de la fabrication de l'alcool et celui de sa dénaturation (obligation imposée par la Régie de le rendre imbuvable par addition d'une substance à odeur repoussante persistante, en l'espèce du méthylène associé à de la benzine lourde), ont toujours démontré que l'alcool ne pourrait concurrencer pécuniairement l'essence que le jour où son prix de vente descendrait à la moitié de celui de sa rivale.
Les événements ont fait que l'alcool n'est pas descendu de moitié, mais que l'essence est montée plus du double. L'alcool pourra donc aujourd'hui entrer en lice avec de belles chances de victoire, surtout lorsqu'on l'aura débarrassé de plusieurs petits défauts annexes, qu'il n'y a pas lieu de citer dans la grande esquisse que je fais ici de nos difficultés et de nos espérances.
L'ALCOOL CARBURÉ.
Le point capital, la suppression du maître-défaut de l'alcool, (la netitesse de son énergie spécifique), est obtenu par son alliance avec le benzol.
L'alcool « carburé» par adjonction de 50 d'essence de houille, autorisé par la Régie depuis mars 1899, possède près de 8.000 calories au litre. Il a donné depuis vingt ans la preuve répétée de ses qualités pratiques: l'Etat, la Régie et les chercheurs pourront les rapprocher encore davantage de celles de l'essence.
L’ACÉTYLÈNE.
L'acétylène est pour l'automobile une vieille connaissance, très vieillie même : autrefois nous éclairions nos voitures en laissant tomber goutte à goutte de l'eau sur du carbure de calcium. Or on cherche depuis quelque temps à ménager à ce gaz un retour triomphal chez nous : il propulserait nos voitures ! Malheureusement l'explosion qu'il donne est brisante, à peu près comme celle du benzol pur ; de plus la précision du point de son allumage n'est pas toujours rigoureuse ; enfin l'appareillage qu'exige son application est encore fort compliqué. Néanmoins de fort intéressants essais se poursuivent sur cette question, notamment en Suisse.
LE GAZ DE HOUILLE.
Et pourquoi nos automobiles ne fonctionneraient-elles pas au gaz de houille, ou vulgaire gaz domestique ? Il suffirait de remplacer le carburateur par un mélangeur-doseur d'air et de gaz.
Il est évident a priori que cette solution est d'application à peu près irréalisable dans un véhicule qui se déplace en tous lieux comme le fait une automobile de plaisance ou de commerce, car la voiture, qui nécessairement emporte avec elle son réservoir, perdra beaucoup de temps à en faire la recharge au hasard des petites usines de province, et surtout rencontrera des gaz de valeurs extrêmement différentes, nécessitant chaque fois un réglage et parfois un nettoyage prohibitifs. Le moteur d'ailleurs perd 25 de sa puissance à changer l'essence pour le gaz de houille.
Mais cette solution par contre est de mise très heureuse dans un véhicule à parcours fixe, connu d'avance en sa longueur et ses difficultés, tel qu'une voiture publique, un autocar, un petit tramway régional, un avion postal, etc.
De nombreuses applications existent en Angleterre depuis près de deux ans, et avec un vif succès. Dans le même ordre d'idées on arrivera certainement à l'adoption du gaz pauvre, en commençant parles lourds camions.
Hâtons-nous de conclure sur cette question éminemment grave du carburant de demain.
LE CARBURANT NATIONAL.
L'évidence est d'abord que le nombre des véhicules peut décupler : nous ne serons pas arrêtés par faute de solutions pour marcher. Mais nous ne pouvons prévoir quelle sera la solution maîtresse. L'essence domine encore la situation, et de bien haut car elle est de par ses qualités le liquide-né pour nos moteurs, du moins sous la forme qu'ils ont encore. Mais le pétrole s'efforce, le benzol intrigue, l'alcool s'insinue, et l'acétylène voudrait bien! Notre cœur de Français nous fait espérer que le carburant national — mélange d'essence de nos schistes, d'alcool de nos champs, de benzol de nos houilles — se substituera peu à peu aux liquides étrangers.
La carburation de demain tâtonne encore. Un gouailleur ne manquera pas d'observer qu'alors nous n'en avons pas fini avec les encrassements des moteurs ! Jadis opération redoutable et longue, le blanchiment des éléments d'un cylindre est grâce à l'oxygène un jeu facile, à la condition que le constructeur, digne de son époque, ait réalisé la démontabilité rapide de son moteur.
Une autre évidence nous pique les yeux : quel qu'il soit, le carburant sera cher désormais. Cher s'entend par rapport aux prix exagérément bas que nous connaissions avant la guerre. La voiture-gouffre ne trouvera plus preneur. La sobriété camélique du moteur va devenir un argument décisif pour l'achat d'une voiture en France. Nous oublierons qu'aux temps jadis — avant la guerre — le choix expérimenté des connaisseurs avait presque toujours pour principal appui la couleur de la carrosserie..
Donc nous ne manquerons jamais de combustible pour nos moteurs. Mais il sera cher. Il faudra par conséquent l'économiser ; et c'est là une préoccupation dont les voitures américaines, originaires d'un pays longtemps habitué à payer deux sous le litre d'essence, ne tiennent encore aucun compte, si remarquables qu'elles soient à d'autres points de vue.
Nous observerons d'ailleurs que l'adoption définitive d'un combustible qui ne serait pas l'essence entraînerait la mise à la réforme de tous nos moteurs actuels. Un bon moteur ne peut exister que s'il a été calculé pour un combustible exactement précisé. Ce n'est qu'à titre d'expérience curieuse ou imposée que l'on peut administrer à un moteur à essence tantôt du benzol et tantôt de l'alcool carburé. De même à un moteur à alcool, établi comme il sied pour de fortes compressions préalables, on ne saurait verser de 1'essence puisqu'elle détermine de l'auto-allumage à 5 kilos.
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