mercredi 23 août 2017

1981 : Changement, Déréglementation et Carburol

Agro-énergie : l'alcool carburant et son économie

Benjamin CORIAT
Université Paris VII
Maître-assistant UER de Sciences Economiques

Histoire de l'E85 / Superéthanol du XIXe siècle à nos jours



L'alcool carburant et son économie [article]

Introduction


1981, année de l'élection de François Mitterrand (✟) et année du renouveau de l'intérêt envers les bio-carburants, en pleine crise pétrolière, commencée en 1979. la France cherche à se retrouver via le Carburol et les scientifiques sont (raisonnablement) euphoriques sur les bienfaits de l'alcool-moteur pour l'économie de notre beau pays.

Le nom choisit à l'époque, Carburol, fait sourire de nos jours et est totalement tombé dans l'oubli.

Les propositions de 1981 pour transformer l'agriculture  sont basée sur la culture de :
  • betterave à sucre;
  • canne de Provence;
  • topinambour;
  • taillis;
  • sarments;
  • pailles:
    • de maïs
    • paille de riz;
  • ...

36 ans après la publication de cet article posant les fondements de la politique française en matière d'évolution de la composition des carburants, on peut en déduire qu'il faut énormément de temps, malgré l'incitation de l'Etat Français, à passer de la recherche à la consommation quotidienne.

Les récentes annonces sur les normes de pollution applicables en 2030 (dans moins de 13 ans !) ont peu de chances d'aboutir si l'Etat ne contraint pas les constructeurs automobiles et pétroliers à s'aligner fiscalement  sur les futures directives.

Je me suis contenté de reprendre l'article original et de le transcrire en version Web pour partager cette redécouverte exceptionnelle du Carburol.


Article original de 1981


A partir du milieu de la décennie 1970, les hausses répétées et importantes du prix du pétrole importé ont conduit dans différents pays du monde à s'orienter vers la recherche de sources énergétiques nouvelles, rendues compétitives par les nouveaux prix des hydro-carbures où dont l'approvisionnement est sujet à moins d'aléas. Dans ces recherches, celles qui concernent la mise au point de carburants tient une place particulièrement importante, à la fois parce qu'ils apparaissent comme la forme d'énergie la plus difficilement substituable, et parce qu'ils constituent une part considérable de la consommation totale d'énergie. A la fin de la décennie, des solutions et mélanges divers d'alcools (éthanol ou méthanol) sont développés dans des grands programmes nationaux et paraissent devoir occuper dans l'avenir une place non négligeable dans la substitution aux carburants traditionnels issus du pétrole. Cependant, suivant les pays et la variété des climats et des agriculteurs, les filières agro-énergétiques retenues, et l'état des technologies (enzymatiques ou engineering) employées, les paramètres varient considérablement.

Le présent article basé sur des enquêtes et des matériaux réunis au Brésil (*) et en France, se propose de présenter quelques unes des questions autour desquelles s'organise et se décide l'avenir des filières agro-énergétiques d'Alcool carburant. Il s'agit d'un inventaire des contraintes et des alternatives existantes, d'une sorte de « topologie » de l 'agro-énergie. Qui s'abstient de toute appréciation normative. Par commodité, c'est à partir des problèmes tels qu'ils se présentent en France depuis le lancement du programme Carburol que les éléments réunis sont exposés.

I. — CARBUROL : LA SIGNIFICATION D'UN PROGRAMME


Faisant suite à différentes pressions et recommandations, c'est par décision gouvernementale annoncée le 14 janvier 1981 (1), que la France décide d'ouvrir à son industrie le marché complexe et diversifié des carburants non pétroliers. Ce faisant, elle emboîtait le pas à de nombreux pays qui depuis plusieurs années déjà s'étaient engagés dans cette voie. Il n'empêche. Les décisions annoncées en janvier sont de grande portée. Pour en prendre la mesure, il faut remarquer tout d'abord qu'une brèche est ouverte dans la réglementation concernant l'usage des super carburants. Jusqu'ici constitués exclusivement de manière légalement imposée à partir de dérivés des hydro-carbures, ils pourront désormais contenir des mélanges à base d'alcool, éthanol ou méthanol. De manière plus précise, le programme suggère un développement en deux étapes (2). La première est celle de la simple addition de carburol (nom retenu par les pouvoirs publics pour désigner les mélanges éthanol/méthanol) dans l'essence. La seconde verra être introduite la possibilité d'employer des carburants de type carburol à titre exclusif.
L'innovation est de grande portée. Elle « libère » d'abord les producteurs traditionnels de carburants (les firmes pétrolières et pétrochimiques) des contraintes réglementaires qui pesaient sur elles. Elle ouvre ensuite au marché des carburants des secteurs agro-industriels (qu'il s'agisse des alcools lourds ou de l'éthanol) qui en étaient exclus. Enfin elle établit le cadre légal qui permet à l'industrie automobile de poursuivre et d'accélérer la recherche commencée par elle depuis quelques années concernant la mise au point de moteurs capables d'absorber des carburants autres que l'essence traditionnelle. Si l'on songe au rôle économique central que tient le secteur automobile dans nos sociétés et à la dimension du marché que constituent les carburants (en France 192 millions de TEP [Tonne Equivalent Pétrole] en 1980, 242 millions en 1990) le programme carburol prend sa signification véritable. On peut le résumer en un mot, en disant qu'il modifie radicalement les conditions défait de l'activité et de la concurrence, et ouvre au marché un énorme domaine où sont concernés à divers titres l'agriculture, l'automobile, l'industrie pétrolière, l'enzymatique et la microbiologie, l'engineering de la distillerie et de la fermentation, certains de ces partenaires étant appelés à tenir des places considérables.

En s'en tenant à la seule modification des règles du jeu, la décision gouvernementale affirme ainsi nettement son option : laisser jouer la compétition et lui confier le soin de sélectionner par ses voies et ses sanctions propres les filières et les technologies de demain concernant l'alcool carburant (3).

Tout au plus, deux indications supplémentaires seulement valent comme  orientation générale des intentions qui président au lancement du programme. L'une est un ordre de grandeur : parvenir par étapes à un taux de substitution au pétrole de l'ordre de 50 °/o dans les carburants d'ici à l'an 1990, 10% d'ici à l'an 1985, ce qui confirme l'ampleur de l'incitation créée. La seconde concerne la définition — en termes les plus généraux possibles — des différentes filières méthanol/éthanol entrant dans la nouvelle définition légale des carburants. Sur ce point aucune priorité de principe n'est affirmée. De nouveau la parole est laissée à la concurrence. Les carburants qui s'imposeront sont ceux qui affirmeront leur compétitivité avec ceux issus du pétrole importé (4).

L'examen des filières envisagées permet d'apercevoir la nature, la complexité et la diversité des obstacles à lever.

II. — LES DEUX FILIÈRES AGRO ÉNERGÉTIQUES


Si l'on met de côté la filière méthanol basée sur des sources fossiles (gaz naturel, charbons, résidus lourds du pétrole, tourbes, bois...) qui nécessite une analyse par bien des côtés particulière (5), deux grandes filières résument l'avenir possible de l' agro-énergie. La filière MBAE (6) parvenant à des mélanges miscibles dans l'essence et la filière éthanol dont le produit final (l'alcool) est substituable
entièrement ou partiellement au super-carburant comme à l'essence ordinaire. Le schéma ci-dessous permet de visualiser rapidement l'ensemble des possibilités et des contraintes des deux filières.




Si l'on se penche sur les aspects scientifiques et technologiques de la bio-conversion, on peut brièvement résumer les choses filière par filière.

A — La filière MBAE :


Fondamentalement elle est basée sur les résidus des cultures riches en matières cellulosiques, en amidons ou en sucres. La première série d'opérations intermédiaires vise à obtenir une dégradation biologique de la matière première, par hydrolyse enzymatique. Sont alors obtenus des sucres de 5 à 6 atomes de carbone. Ces sucres sont alors fermentes en présence de bactéries (7). De cette fermentation (dite acétonobutylique) résulte une solution aqueuse à 2 % de MBAE. Dernière phase : cette solution est soumise à distillation ; le mélange obtenu est utilisable comme carburant additionnable ou substituable (sous certaines conditions) (8) au super carburant tel qu'il est distribué dans le réseau installé.

La technique de fermentation est ancienne (Pasteur), bien connue, et déjà pratiquée à échelle industrielle. De même la sélection des ferments et des bactéries déjà effectuée permet d'obtenir de hauts rendements, tout particulièrement pour ce qui concerne les pailles et les rafles de maïs. Les difficultés ici concernent surtout la phase antérieure, celle de l'hydrolyse enzymatique. La recherche
enzymatique est certes en pleines activité, mais les enzymes actuellement disponibles et sélectionnés et reproductibles sont d'un rendement assez faible. Des découvertes récentes (américaines en particulier) laissent cependant présager des performances nettement améliorées (9).

Un autre inconvénient de  la filière est qu'à certains stades de la réduction les opérations nécessitent de hautes températures et donc une forte consommation d'énergie.

Compte tenu de l'ensemble de ces paramètres (eux-mêmes, répétons-le, susceptibles d'évoluer rapidement) une récente étude de l'IFP (Institut Français des Pétroles) évalue le prix de revient du MBAE (teneur de 65 à 70 % de buthanol) à environ 2,30 F le litre pour une unité de production de 30 000 tonnes/an, ce qui en l'état actuel des choses constitue un prix peu compétitif par rapport à celui de
l'essence obtenue par distillation du pétrole (au sortir de la raffinerie environ 1,40 F le litre).

B — La filière éthanol ou alcool proprement dite :


Sur le plan technologique, elle est plus simple et plus rapide que la précédente.
Basée directement sur la fermentation de plantes sucrières (canne à sucre, sorgho, ou en France, betteraves, topinambours), c'est la filière la plus anciennement développée à échelle industrielle. Dans certains pays, notamment au Brésil, elle existe depuis les années 30. En Europe, à l'occasion de la guerre et des pénuries de pétrole, on l'a vue aussi connaître un certain développement. Bien que la
recherche concernant les levures à employer dans la fermentation soit elle aussi en plein essor, ici des ferments déjà bien sélectionnés et répertoriés sont utilisés avec des rendements très acceptables. Au Brésil, pays qui abrite le plus important programme du monde d'alcool carburant, c'est cette filière éthanol qui a été retenue à titre exclusif et dans celle-ci la canne à sucre constitue pour l'heure 95 % des matières premières employées (les autres 5 % sont constitués par le manioc) (10).

Dans le cas de la France (et plus généralement des zones tempérées) les plantes sucrières les plus adaptées sont, pour l'heure, et notamment, la betterave à sucre, la canne à sucre, le topinambour, ainsi que certaines espèces de plantes aquatiques... Dans cette filière c'est sur l'obtention de la matière végétale à des quantités et à des prix acceptables que se concentrent les difficultés. Les phases technologiques de la bio-conversion, elles-mêmes susceptibles de progrès importants, étant déjà connues et, on l'a dit, pratiquées à un niveau de production de masse.

Au total et pour conclure sur ce point, deux grands domaines scientifiques et technologiques sont concernés. Du rythme et de la qualité de leurs innovations, dépend en grande partie la faisabilité des programmes alcool/carburant en Europe. Il s'agit de l'enzymatique d'un côté, de l'engineering de distillation et de fermentation de l'autre. Les deux domaines sont en pleine ébullition tant sur le plan proprement scientifique que sur le plan des firmes industrielles susceptibles d'alimenter le marché en technologie intégrée. Les firmes pétrolières, mais aussi chimiques ou pharmaceutiques, maîtrisent déjà des techniques diverses d'engineering de procédés. La production des installations industrielles proprement dites peut tirer partie des expériences acquises dans les fermentations alcooliques à usage industriel déjà développé dans de nombreux pays. Des collaborations — et donc des restructurations industrielles entre firmes — doivent être pourtant réalisées pour satisfaire aux exigences des nouvelles filières.

Si l'on raisonne en termes économiques plus généraux, chacune des filières présente des avantages et des inconvénients contrastés qui doivent encore être nuancés suivant que l'on part de l'une ou l'autre des matières végétales disponibles. Aussi est-ce sur celles-ci que nous nous proposons désormais de centrer l'attention. Rien ou presque dans ce domaine ne pouvant être considéré comme stabilisé, c'est autour d'un jeu croisé d'hypothèses qu'il faut raisonner.

III. — SOUS-PRODUITS ET CULTURES ÉNERGÉTIQUES SPÉCIFIQUES : LE CHOIX DES MATIÈRES PREMIÈRES VÉGÉTALES


Que l'on raisonne sur l'une ou l'autre filière, le choix des matières premières devant servir de base à la production d'énergie ouvre de délicats problèmes d'évaluation. En gros on distinguera deux situations :
  • a) celle où l'on part de sous produits existants ou de biomasses spontanées qui ne nécessitent pas un cycle complet de travail de production ;
  • b) de celle ou, au contraire, il s'agit de mettre au point et de développer des cultures énergétiques spécifiques et adaptées.


A — Sous-produits et biomasses spontanées :


De nombreux sous-produits peuvent servir de base à la production de biocarburants. En France (plus généralement dans les zones tempérées) il s'agit pour l'essentiel de sous-produits qui proviennent des forêts et bois non exploités : taillis, sarments..., ou de pailles de maïs ou de riz... La consommation d'énergie nécessaire dans les processus de bio-conversion vers le méthanol ou l'éthanol varie grandement suivant les cas, et notamment suivant que la matière recueillie est humide — et doit par conséquent être asséchée — ou qu'elle se présente déjà sèche avec une teneur en eau réduite (13). Chartier évalue à quelque 70 millions de tonnes la matière ainsi récupérable. Ce qui conduit à une évaluation de l'ordre de 10 millions de TEP la potentialité en énergie récupérable. Mais cette exploitation soulève des problèmes de divers ordres. Un bref examen du cas des pailles montre le caractère interdépendant des relations qui doivent être considérées.

— le cas de pailles : (14) Le flux net de matières disponibles étant sujet à de fortes variations liées elles-mêmes aux aléas climatiques, le stock effectivement disponible n'est pas stable ; ce qui soulève de délicats problèmes quant à l'optimisation de la dimension des installations de traitement, avec les effets économiques d'échelles différenciées qui en résultent. Des possibilités d'améliorer les rendements à l'hectare sont certes possibles, moyennant un investissement approprié de la recherche agronomique. De même des applications de la génétique permettraient d'obtenir des sous-produits mieux adaptés à la bio-conversion d'énergie. Des « réserves techniques » sont donc disponibles, qu'il est possible de faire apparaître. Pour ce faire cependant il faudrait accroître les « inputs » ce qui se traduirait par des coûts économiques supplémentaires et une consommation d'énergie supplémentaire à l'occasion même de la production. Les deux avantages essentiels de l'utilisation des sous-produits (utiliser à des fins économiques des produits jusqu'ici non marchands, obtenus avec peu d'entrants d'énergie) risquent alors d'être en partie annulés. Seules des études précises en termes de bilan tant énergétique qu'économique peuvent permettre une appréciation claire des performances finales qu'il est possible d'obtenir.

Par ailleurs des déséquilibres écologiques et économiques peuvent se manifester si le drainage des sous-produits vers la bio-conversion se fait de manière systématique et prive ses utilisateurs actuels des usages multiples auxquels ils sont pour l'heure destinés. Car les « sous-produits », sauf exception, ne sont pas détruits ou abandonnés (15). Enfin, et ceci n'est pas le moindre problème, les matières fibreuses sont une matière première de choix pour l'industrie de la pâte à papier. Ce poste étant en France le plus déficitaire de la balance commerciale (immédiatement après celui du pétrole) la concurrence entre les différents usages alternatifs de ce type de matière première est clairement posé. Compte tenu de ces paramètres, une solution pourrait être de s'orienter vers des collectes et traitements locaux de sous-produits dans des unités de petites dimensions, laissant des marges vers des usages alternatifs selon les quantités de matières recueillies et l'état des équilibres économico-écologiques. Le cadre local ou régional semblant dans tous les cas constituer l'échelle adéquate d'opérations (16).

B — Les cultures énergétiques :


C'est dans un tout autre ordre de question que l'on pénètre ici. Si on laisse de côté l'expérience des grands programmes internationaux d'alcool/carburant et si l'on se tourne vers la France, dans le cas de la filière éthanol, trois types de culture semblent devoir retenir l'attention : la betterave à sucre, la canne de Provence, le topinambour.

— la betterave (17) souffre pour l'heure d'un handicap de prix comparé à celui du litre d'essence distillé ou à celui de l'alcool de synthèse que produit la SODES (Société d'Ethanol et de Synthèse). Mais les écarts observables sont moins dus à des différences de coûts de production qu'à des effets d'un système fiscal complexe où entrent notamment certaines réglementations communes à la CEE et le jeu du monopole de distribution exercé par le service national des alcools. Ce service en effet, qui centralise la distribution des alcools, vend l'alcool de synthèse au prix de 178 F l'hectolitre, alors que l'alcool de betterave, qui bénéficie d'un prix garanti soutenu par la CEE, se vend à 286 F l'hectolitre (18). Mais l'avenir de l'alcool de betterave n'est pas pour autant inenvisageable. D'abord l'écart de prix (106 F l'hectolitre) va en se rétrécissant, les hausses de pétrole contribuant à renchérir rapidement le coût de la matière première de l'alcool de synthèse. De plus, en termes de calories consommées dans la production, la betterave possède un avantage certain (pour chaque calorie obtenue 3,2 sont consommées dans la production d'alcool de synthèse contre 1,3 pour l'alcool de betterave). Enfin les techniques industrielles de fermentation sont déjà nombreuses et performantes, 23 distilleries indépendantes et 14 sucreries-distilleries opèrent sur le territoire.

Il faut aussi compter sur le dynamisme des patrons betteraviers, un des lobbies les plus structurés et les plus influents du monde agricole. Et déjà les suggestions de ses représentants fleurissent pour assurer au secteur un débouché vers l'alcool.
L'une d'entre elles, formulée par M. Cayre, consiste en ceci : maintenir dans un quota A le prix garanti de 286 F l'hectolitre pour les usages actuels de l'alcool de betterave, mais créer un quota B d'alcool pour les usages industriels (carburants et substitution à l'alcool de synthèse) que le syndicat des betteraviers se charge d'alimenter au prix de 200 F l'hectolitre, ce qui le ramène à peu de choses près au prix actuel des alcools de synthèse. Et, comme au Brésil, il faut attendre que le jeu des pouvoirs établis pèse lourdement sur les orientations qui finalement s'imposeront.

— la canne de provence (19). Parmi les plantes sucrières utilisables en France dans la filière Éthanol, une expérimentation est déjà avancée autour d'une variété de cannes dites « arundo dumax » dans le domaine de Grands Manusclat, au cœur de la Camargue. Ici un hectare de cannes permet la production annuelle
d'environ 8 TEP. Au départ l'expérience est tournée vers la recherche de l'autonomie énergétique d'une exploitation agricole (20). L'intérêt présenté par cette technique paraît double. D'une part, elle assurerait un revenu agricole (1400 F de marge bénéficiaire brute à l'hectare) comparable exactement à celui d'un hectare de blé dur. Aussi, la canne paraît une solution optimale lorsqu'elle est pensée en
vue d'usages locaux. La production d'éthanol comme la combustion des bagasses se prête de manière souple à des usages variés et décentralisés. Le passage à une production intensive sur grande échelle se heurte par contre à des problèmes de collecte et de transport qui grèvent rapidement les coûts de production. Des recherches tant génétiques que technologiques sont en cours concernant les deux
types d'évolution possible. La tendance qui se dessine privilégie la multiplication d'implantations ponctuelles dans des stations de traitement de dimensions réduites. Les surplus d'énergie étant commercialisés à l'extérieur des lieux de consommation.

— le topinambour (21). Un des derniers venus dans la structure d'offre de l' agro-énergie — le topinambour a rapidement forcé l'attention. A l'instigation de la FNPT (Fédération Nationale des Producteurs de Topinambours) dirigée par M. Pierre Poujade, une campagne active a été lancée en direction des pouvoirs publics. Pour l'heure le topinambour, produit sur une superficie d'environ 6 000 à 8 000 hectares, ne dispose pas de raffineries qui lui soient propres. Mais différents projets sont avancés. L'un des plus significatifs est celui des Forges de Lanouée (Morbihan) où le CELIB (Comité d'Etudes de Liaison des Intérêts Bretons) soutenu par les collectivités locales de la région, a d'ores et déjà acheminé une demande de subventions auprès des ministères concernés (22). Il s'agit d'une distillerie capable de traiter 150 à 200 000 tonnes de topinambours par an, cultivés sur 3 000 hectares. L'usine livrerait 150 000 à 250 000 hectolitres d'alcool pur, ainsi que divers sous-produits (pulpes pour alimentation animale, protéines sous forme de levures), et 240 000 m3 de résidus susceptibles eux-mêmes d'être employés comme fertilisants ou convertibles en méthane. Ailleurs (Aveyron, Haute-Vienne...) (23) on envisage la réactivation des distilleries de pommes ou de betteraves qui moyennant certains ajustements seraient susceptibles de distiller des topinambours.

En termes de coûts de production, l'éthanol ainsi obtenu reste pour l'heure non compétitif avec l'essence, si comme il est nécessaire son coût est calculé en intégrant un revenu agricole comparable à celui qui peut être obtenu dans des productions concurrentes. Les estimations de prix de revient pour le topinambour varient entre 2 et 2,40 F l'hectolitre suivant les sols, les variétés et les technologies utilisées. Mais les promoteurs du topinambour font valoir qu'il peut être un instrument de lutte contre le déclin accéléré de certaines zones rurales, voire de revitalisation de certains équilibres économiques régionaux. Ce d'autant que le topinambour se contente de sols peu riches, et n'entre pas en concurrence avec des productions plus nobles
.
D'autres matières premières sont utilisables et dans divers domaines des expérimentations sont en cours (24). Les éléments que l'on vient de réunir, dans la mesure où ils illustrent des séries distinctes de problèmes et d'alternatives suffiront cependant à eux seuls à alimenter la formulation de quelques propositions plus générales concernant l'état actuel et l'avenir de la filière. Mais pour ce faire une dernière série de questions doit être évoquée : celle qui concerne le moteur à alcool.

IV. — LE MOTEUR A ALCOOL ET L'INDUSTRIE AUTOMOBILE


Deux hypothèses doivent être nettement distinguées selon que l'on envisage le cas d'une simple addition des mélanges éthanol/méthanol au super carburant et au carburant ou au contraire le cas d'une substitution complète par des agrocarburants.


  • Dans le cas d'une simple addition et jusqu'à une certaine proportion (variable suivant les mélanges) les carburols sont directement miscibles dans l'essence. Les moteurs existants peuvent donc être utilisés tels qu'ils sont, au besoin moyennant quelques modifications simples. Ainsi, l'adjonction d'éthanol jusqu'à une proportion d'environ 15 % du total peut se faire sans modification aucune. Mieux encore, cet emploi permet la suppression des solutions de plomb (tétraéthyle) antidétonnant à l'origine de graves pollutions atmosphériques (25). Dans le cas du Brésil, l'éthanol produit en masse est d'ores et déjà mélangé à l'essence de façon presque généralisée (26). De même différents mélanges issus de la filière MBAE sont directement miscibles dans le super carburant.
  • Si l'on entend procéder à substitution complète ou dans de hautes proportions, il faut s'engager dans la conception et la mise au point de moteurs renouvelés pour ce qui concerne certaines de leurs parties. Tout particulièrement ce sont les dispositifs et les procédés de combustion et de carburation qui doivent s'adapter aux propriétés physico-chimiques des nouveaux mélanges (27). Ceci vaut, notons-le au passage, tant pour la substitution au super carburant que pour la substitution au diesel, et à la fois pour les véhicules à moteur (automobiles et engins agricoles...) et pour les dispositifs de chauffage à carburant liquide. Dans le cas du Brésil, incontestablement en pointe dans ce domaine, des véhicules mus entièrement à alcool sont désormais produits en série, par les grandes multinationales installées sur le territoire (Volkswagen, General Motors, Chrysler, Fiat, livreront 200 000 véhicules entièrement mus à alcool pour l'année 1981). Des moteurs diesel en phase expérimentale sont, toujours au Brésil, déjà conçus chez Volvo et Saab Scana par exemple, en même temps qu'un programme dit «d'huiles végétales » (Programa de óleos vegetáis) est lancé, visant à obtenir des agro-carburants de substitution au fuel et au diesel (28).


Un point important a jusqu'ici été peu relevé. Il concerne l'impact qui peut être considérable de cette mutation des carburants sur l'industrie automobile elle-même. Si la substitution prend une ampleur significative, ce sont les conditions de la concurrence tant nationale qu'internationale qui sont modifiées, dans un secteur devenu lui-même très sensible aux variations du marché. Tant qu'il s'agit de carburants végétaux d'addition à l'essence, celle-ci restant le carburant de base, on peut considérer que l'effet ne sera pas considérable sur l'industrie automobile. La charge du « risque » reposant sur les offreurs de carburants, un service national délivrant les habilitations et autorisations pour les différents mélanges soumis à son approbation. Dès lors qu'au contraire on s'engagerait dans des produits de substitution intégrale et donc nécessitant des moteurs particuliers, une compétition s'ouvrirait portant sur les normes et les standards tant des carburants que des moteurs. Une période d'incertitude — tant du côté des offreurs de carburants que de celui des constructeurs de moteurs, susceptibles de décourager plus ou moins l'innovation peut résulter d'une telle situation. Normalisation et standardisation apparaissent à la fois comme condition permissive de la production industrielle et le résultat d'un jeu complexe de rapports de forces, l'écheveau risque de présenter quelques difficultés à se dévider. De plus l'activité des firmes automobiles, le sens et la direction de l'innovation concernant les moteurs constituent une sorte de détermination par l'aval dont toutes choses égales par ailleurs, les offreurs de carburants doivent tenir le plus grand compte. Au Brésil dans le secteur automobile, toutes ces incertitudes ont été levées dès lors que l'Etat s'est engagé à assurer un débouché certain à l’Éthanol, qu'il fonctionne comme produit d'addition ou comme carburant de substitution. Pour toute la filière canne-distillerie-moteur la voie était ainsi tracée. Mais il paraît évident qu'une telle « planification » des filières agro-énergétiques n'est pas la solution retenue en France.

V. — QUELQUES PROPOSITIONS, POUR CONCLURE



  1. Si l'on raisonne strictement en termes de prix et de coûts de production actuels en les rapportant à ceux des carburants obtenus par importation et distillation du pétrole, dans l'ensemble, les prix des filières carburol restent plus élevés, quoique dans des proportions qui peuvent beaucoup différer. Même cependant à s'en tenir aux strictes comparaisons de coûts, il doit être tenu compte du fait que la tendance à la hausse des prix du pétrole ne peut que s'affirmer dans les années à venir. Aussi les écarts qui persistent sont-ils amenés à se réduire. Et d'autant plus rapidement que les réserves technologiques potentielles (à pratiquement tous les stades de l' agro-énergie) sont considérables. Passée la période d'instabilité et d'expérimentations « tous azimuts » une fois les filières de production établies et les grands choix faits, des économies sensibles peuvent être attendues.
  2. Si l'on déplace le domaine d'analyse de la prise en compte du seul pétrole, à celui de l'énergie en général les atouts supplémentaires de l'agro-énergie ne peuvent qu'être relevés. A supposer même que les filières actuelles d'énergie (y compris nucléaire) soient en mesure de couvrir l'essentiel des besoins énergétiques dans les 20 ou 30 prochaines années, la caractéristique de l'agro-énergie est qu'elle peut présenter une substitution directe au pétrole, considéré à la fois comme matière première (éthanol de synthèse et ses dérivés) et comme carburant (essence, fuel, gasoil), c'est-à-dire dans deux de ses utilisations où les grandes sources d'énergie alternatives ne peuvent pénétrer. Si c'est bien la réduction de la dépendance en pétrole qui est recherchée, l'agro-énergie, à n'en pas douter, possède un certain avenir, fut-elle maintenue à une place modeste correspondant à ses performances strictement économiques. Son caractère de ressources à la fois nationales et renouvelables ne pouvant que retenir l'attention d'une politique d'une réduction de la dépendance énergétique.
  3. Si l'on fait intervenir d'autres paramètres — ne relevant plus strictement de la seule analyse des coûts comparés — mais intégrant des dimensions socio-économiques plus larges, les défenseurs de l'agro-énergie, on l'a noté dans le cas du topinambour par exemple, font valoir son rôle possible dans la restauration des équilibres régionaux locaux, voire même ses possibilités de dégager des emplois à la jointure des activités agricoles et industrielles. Le caractère saisonnier du travail requis pouvant être au moins partiellement compensé par un étalement du travail vers des activités connexes pendant les périodes de morte-saison. Au delà encore il convient d'accorder toute leur importance aux solutions visant à insérer les productions agro-énergétiques dans des écosystèmes locaux à usages alternatifs (cf. Da Silva [1979]). 
  4. Enfin et surtout il faut, rappeler la très grande instabilité actuelle du domaine qui en fait un terrain d'activités et souvent d'affrontements intenses. La multiplicité et l'importance des agents (différents types de partenaires agricoles selon les matières premières considérées, recherches enzymatiques et microbiologiques, engineering et technologie de distillation, recherche, mise au point et standardisation des moteurs) ne permettent pas actuellement que se dégagent nettement les options d'avenir (29). Selon que le domaine reste « réglé » par la compétition ou que des choix ou des options raisonnes sont effectués, et mis en œuvre, les effets à attendre ne seront ni du même ordre, ni de même nature. De l'expérience brésilienne, il ressort en particulier, qu'une question délicate entre toutes doit être clairement résolue : celle de la compétition possible entre les cultures énergétiques et les cultures alimentaires (30). La vocation de l'agriculture ne saurait s'écarter de celle de la production d'aliments (31).


Dans tous les cas, le bref inventaire auquel on vient de procéder montre nettement que le domaine en émergence est porteur de potentialités véritables dans une perspective de réduction de la dépendance pétrolière. Mais aussi qu'il demeure ouvert à des évolutions qui peuvent être très différentes et contrastées quant à leurs effets socio-économiques.





NOTES


(*) Je tiens tout particulièrement à remercier le Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur l'Energie de la faculté d'Engineering de Rio de Janeiro, qui a tout mis en œuvre pour assurer les meilleures conditions possibles de déroulement à la mission qui m'avait été confiée par l'UNESCO en 1980. Mes vifs remerciements vont aussi à M. DA SILVA, coordinateur des programmes de recherche en Microbiologie de l'UNESCO, dont les aides m'ont été d'un grand secours pour pénétrer dans un domaine pour moi nouveau sous bien des aspects.
(1) Pour le détail des mesures arrêtées en Conseil des Ministres, voir Le Monde du 15.1.1981.
(2) Pour un abord simplifié de la chimie des alcools, cf. ROUGEOT (1971).
(3) La différence de méthode avec celle mise en œuvre au Brésil par exemple est frappante. Là, au contraire, toute la filière a été préalablement définie dans le détail et son programme est directement contrôlé par l'Etat. Sur le Programme National Alcool Brésilien, voir CNPq (1980), CORIAT (1981), GOLDENBERG (1978), HAMMON (1977).
(4) « Tous les producteurs seront les bienvenus », annonce le Ministre. Qui précise aussi : « Le dispositif arrêté est ouvert et ne fixe aucun choix définitivement. La possibilité de mélange... est offerte à tous les alcools... dont le prix de revient atteindra celui du supercarburant d'origine pétrolière... ».
(5) Elle ne sera pas ici examinée dans la mesure où il ne s'agit pas d 'agro-énergie, mais d'un réajustement dans l'utilisation des matières fossiles autres que le pétrole.
(6) MBAE : Mélange-Buthanol-Acétone-Ethanol.
(7) Nous ne saurions dans les limites de cet article entrer dans l'examen des performances actuelles et des potentialités de la microbiologie et de l'enzymatique. On consultera sur ce point outre GROS, ROYER, JACOB (1979), ou J. DE ROSNAY (1980). Pour ce qui concerne plus précisément la bio-conversion DA SILVA (1979). Dans MICREN (1980), on trouvera un très utile état des recherches dans le monde.
(8) Ce point est développé au § 4 de cet article.
(9) DA SILVA (1979), GROS, ROYER, JACOB (1979), LEVY LAMBERT (1980) présentent un inventaire des techniques disponibles.
(10) Une histoire de la filière Alcool carburant du Brésil est contenue dans CNPq (1980). Voir aussi : GOLDENBERG (1978), HAMMOND (1977).
(11) Différentes estimations et évaluations sont déjà disponibles, cf. BEL, LEPAPE, MOLLARD
(1978), CHART1ER (1979), CHART1ER et DUPUY (1978), aussi plus généralement la bibliographie des travaux menés à l'INRA (1981).
(12) Une réflexion utile sur la bio-technologie est contenue dans FLORIOT (1980).
(13) BEL (1978), HUTTER (1976), CENECA (1980), LEVY LAMBERT (1980) présentent des évaluations en termes de bilan énergétique de différentes bio-masses végétales.
(14) Cf. MER1AUX (1978), SOURIE et CROZIER (1978), CHARTIER (1978). 
(15) Ils sont au contraire — quoique souvent de façon non marchande — saisis dans les cycles économiques et écologiques de type « domestique ». Ainsi les pailles sont employées à la fois comme alimentation et litières pour les animaux d'élevage. Une autre partie est destinée à la combustion pour différents usages locaux, à la ferme par exemple.(16) Cette idée de procéder par éco-systèmes décentralisés susceptibles d'usages alternatifs retient souvent l'attention, cf. sur ce point DA SILVA (1980).
(17) Voir sur ce point : LE CORROLLER (1980).
(18) Chiffres 1980.
(19) Cf. ARNOUX (1980), CENACA (1980), SOLAIRE 1-MAGAZ1NE n° 7. 
(20) Dans une première phase, il s'agit d'employer l'énergie obtenue pour déshydrater de la luzerne, chauffer des locaux, et un hectare de serres, le surplus converti en électricité étant vendu à EDF. Dans une seconde phase l'Alcool obtenu par fermentation est destiné proprement cette fois à une usage de carburant pour des matériels agricoles.
(21) Voir notamment LE COCHEL (1980).
(22) Le Monde, 12.2.1980.
(23) La Dépêche du Midi, 10.3.1980.
(24) Cf. CENECA (1980), LEVY LAMBERT (1980).
(25) A l'inverse les techniques de fermentation de l'Alcool laissent comme sous-produit d'importantes quantités de masses polluantes.
(26) CNPq (1980).
(27) CENECA (1980), RONDEST J. (1979).
(28) CORJAT(1981).
(29) Un récent numéro de Nouvelles Campagnes (1980) attire l'attention sur l'intense activité auxquelles se livrent depuis peu les grandes multinationales qui contrôlent la production de semences des cultures agro-énergétiques.
(30) Cf. CORIAT (1981).
(31) Une heureuse mise au point est clairement faite sur ce point par LABEYRIE (1979).

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